RENCONTRE – le projet Lutétium, les sciences en beauté !


Rencontre avec trois membres du projet Lutétium, chaîne YouTube de vulgarisation scientifique, initiative étudiante portée par des élèves du réseau Paris Sciences et Lettres (PSL) avec l’ESPCI Paris, l’ESPGG, l’École des Arts Décoratifs et le Conservatoire de Paris. L’occasion d’aborder la diffusion des sciences à travers l’outil audiovisuel, la pratique de la vulgarisation scientifique et aussi la collaboration en mode projet !

 

Retrouvez la vidéo POST-IT de nos invités ! 

 

 

Une partie de l’équipe du projet Lutétium ESPCI 2018 – (c) ConnecTionS

Une présentation des invités s’impose (de gauche à droite)

Mathias KASIULIS (MK) : En thèse à Jussieu, nouvellement Sorbonne Université, au laboratoire de physique théorique de la matière condensée (LPTMC). Il travaille sur l’étude du mouvement collectif dans un fluide de spins idéal.

Quentin MADGELAINE (QM) : En deuxième année de thèse en contrat CIFRE à Saint-Gobain Recherche au laboratoire Surface du Verre et Interfaces, unité mixte du CNRS). Son sujet de thèse a pour titre “Hydrodynamique des films liquides hétérogènes”, soit l’étude des films liquides qui peuvent se déstabiliser en séchant. Pour Saint Gobain, ce type de recherches sur les revêtements du verre et d’autres matériaux, ainsi que leurs propriétés optiques, sont particulièrement stimulantes pour améliorer leurs produits. 

Guillaume DUREY (GD) : doctorant au laboratoire Gulliver de l’ESPCI. Physicien expérimentateur dans le domaine de la matière molle, il travaille sur les cristaux liquide. Son sujet de thèse ? “Les transitions d’ancrage sur les coques de cristaux liquides cholestériques”, sujet de recherche très fondamentale où il y a plein de belles images en microfluidique, microscopie de lumière polarisée.

 

Si vous ne connaissez pas (encore) le projet Lutétium, rattrapez-vous : 

 

 

Sème Ta Science : Vous êtes tous les trois intégrés depuis l’origine du projet.  Pouvez-vous nous raconter comment est né le projet Lutétium ? 

MK : Au tout début, le projet n’avait rien à voir avec une chaîne YouTube, ni même de la vidéo. Un ancien membre, Guilhem Mauran, élève à l’ESPCI dans la même promotion que Guillaume, nous a envoyé un mail pour lancer un journal ou une revue de vulgarisation scientifique plus ou moins interne à l’école. Nous étions déjà très intéressés par la vulgarisation ou l’écriture, donc il avait pensé à nous. 

GD : Nous nous étions déjà fait la main au sein d’assos étudiantes, de clubs et nous avions tous montré un intérêt pour les engagements étudiants et la vulgarisation scientifique.

MK : Après plusieurs pistes, nous avons fini par nous dire que le format papier ne nous intéressait pas tant que ça. 

Le format vidéo nous intéressait davantage. Nous étions en 2014, certaines chaînes de vulgarisation scientifique existaient déjà en France, mais très peu en sciences expérimentales. Nous nous sommes dits qu’il y avait là un créneau à prendre.

GD : Ensuite nous avons passé 6 mois à définir exactement ce que nous voulions faire. Nous avions plein d’idées. D’ailleurs, ce qui est assez drôle c’est de constater que le format “Expériences en musique” marche aussi bien alors que nous ne l’avions pas prévu au départ.  Nous avions de belles images de manips que nous pouvions intégrer dans les vidéos vulgarisées et une collaboration avec le Conservatoire de Paris : une opportunité incroyable pour faire de très belles vidéos.

QM : Oui c’est comme ça qu’est né ce format vraiment original. Ces belles images contemplatives avec les musiques préparées par les étudiants du Conservatoire en font des vidéos qui normalement ne se prêtent pas au rythme du montage effréné de YouTube. C’est le format dont nous sommes les plus fiers. 

STS : Cela veut dire que les belles images dont vous parlez et qui ont été intégrées au début de vos vidéos, étaient déjà existantes ?

éclatement de gouttes – (c) Projet Lutétium

GD : Oui, certaines images existaient déjà, réalisées dans le cadre des recherches par des chercheurs, d’autres ont été créées pour les vidéos. Parfois nous n’avions besoin que de quelques secondes d’images pour des vidéos mais il nous a vite paru dommage de ne pas nous en servir pour ces vidéos en musique. 

STS : C’est vous qui avez la main sur le contenu, à la fois  de la ligne éditoriale de la chaîne et des images sélectionnées ?

MK : Pour la ligne éditoriale, oui complètement. Quand c’est possible, nous tournons des images nous-mêmes, ça nous permet de mieux choisir les plans utilisés et la façon de raconter la manip. Mais parfois, l’expérience est trop dure à reproduire nous-mêmes en un temps limité, donc on utilise des plans déjà tournés par les chercheurs : c’est le cas des gouttes rebondissantes par exemple.

GD : Nous avons tout de même un biais de sélection pour les sujets que nous choisissons de traiter pour notre chaîne : trouver les manips les plus visuellement intéressantes. Cela nous amène nécessairement à traiter un certain type de sujets. 

Nous devons choisir des phénomènes scientifiques dont nous pouvons montrer des images. Cela nous limite en termes d’échelle de temps et d’échelle spatiale mais c’est un parti pris que nous avons assumé. Et puis cela correspondait bien au domaine de la mécanique des fluides, de la matière molle, de la physique du quotidien sur les écoulements, les bulles de savon, les polymères, les cristaux liquides.

Plein de choses extrêmement intéressantes du point de vue de la physique mais qui ne font pas rêver le grand public autant que la théorie des cordes, les trous noirs ou la physique quantique.

QM : C’est un peu étrange d’ailleurs que ce qui est si visuel soit si peu représenté dans le vidéos sur YouTube. 

STS : Comment ce projet s’est-il intégré dans votre parcours universitaire et comment avez-vous été soutenus et accompagnés ?

MK : Nous avons obtenu notre premier financement grâce à PSL, qui finance plein d’initiatives étudiantes à condition qu’elles donnent lieu à une coopération entre les différents établissements membres de PSL, ce qui était notre cas. Il nous a permis d’acheter le matériel nécessaire au tournage et à la réalisation de notre studio, dans un local mis à disposition par l’ESPCI.

GD : Sur la question du temps et de l’engagement, j’ai tenté de faire reconnaître ce projet comme une mission doctorale en parallèle de ma thèse, mais je me suis heurté à pas mal de difficultés. En mission doctorale, nous avons ⅙ de notre temps que nous pouvons consacrer à autre chose que de la recherche (enseignement, TD à l’université, propriété intellectuelle ou vulgarisation). Tant que nous n’avions rien produit de concret, il était difficile de convaincre des financeurs potentiels. Mais c’est finalement l’ESPGG qui m’a accordé un financement pour un an. Et nous nous sommes battus pour le prolonger une seconde année, au cours de laquelle il a été pris en charge par ESPCI Alumni et PSL. Enfin, notre réalisateur a été rémunéré grâce au soutien du Fonds ESPCI Paris.

STS : Comment intégrer ce projet dans votre cursus universitaire et valoriser le travail qui a été effectué en terme de vulgarisation et de montage de projet ?

QM : Guillaume mis à part, car en mission doctorale, pour nous ce projet se fait uniquement sur notre temps libre. Dans mon labo cela a été très bien reçu, ils trouvent ça génial… tant que je fais ça sur mon temps libre (rires) Mes collègues regardent les vidéos, les retweetent.

MK : De mon côté, c’est un peu la même situation que Quentin. Je suis dans un labo de théorie dans lequel il n’y a quasiment aucune  belles images de sciences. J’ai commencé à en parler un peu par hasard et puis il y a eu un engouement dans mon labo. Mes collègues ont commencé à aller voir les vidéos et à m’en parler ensuite. 

GD : Notre entourage pro est généralement très enthousiaste sur ce projet. Du moment que cela ne nous prend pas trop de temps, il nous soutient. En plus c’est une valeur ajoutée pour valoriser de nouvelles compétences acquises. Nous nous destinons tous plus ou moins à être chercheur ou à être dans le monde académique. Nous aurons cette  forte compétence en communication des sciences en plus !

MK : De mon côté, cette expérience me permet aujourd’hui de participer à des événements de vulgarisation scientifique. Par exemple, j’ai participé à une table ronde de l’association des jeunes bio-informaticiens français sur la thématique  “comment parler de la science au grand public”. J’étais avec Pierre Kerner et Martin Clavey. Je suis également invité pour la soirée grand public organisée pendant la réunion annuelle d’un groupement de recherche du CNRS, à Millau.

GD : Le revers de la médaille, c’est le fait que personne ne bosse à temps plein sur ce projet. Nous sommes restés assez modestes dans notre rythme de parution. Nous mettons vraiment du temps à produire nos vidéos.

MK : Nous sommes 14 participants sur le  projet. Nous avons des personnes qui ont une compétence très particulière comme celle qui fait la musique ou le montage par exemple. D’autres qui font la relecture des scénarii, des scientifiques qui viennent ponctuellement nous aider à écrire en fonction du sujet. 

 STS : Comment appréhendez-vous la vulgarisation scientifique sur les différents sujets que vous traitez ?    

QM : Nous avons notre réalisateur, monteur, graphiste, Hoon Kwon,  non scientifique, qui nous signale quand vraiment ce n’est pas assez vulgarisé !

Depuis le début l’idée était vraiment de vulgariser la science, de rendre la science accessible à tous.  Et assez vite nous nous sommes fixés comme objectif un public post terminale S. Cela semblait difficile de réexpliquer des choses non acquises à ce niveau là.  C’est compliqué de savoir si nous y parvenons. 

GD :  C’est vrai.  Nous ne voulions pas réexpliquer des concepts qui sont pour nous le socle de base et nous souhaitions partir sur des choses plus élaborées. Nous avons envie que le contenu soit adapté pour des personnes qui ont une formation scientifique de base, même très généraliste. C’est un peu ambitieux mais nous nous sommes donné l’objectif de captiver les publics avec des visuels et de proscrire les équations et le jargon.  Les scientifiques ont tendance à se parler à eux-mêmes. Ils ont cette langue des  mathématiques qui n’est pas forcément comprise par tout le monde et qui rebute une partie de la population.

Si nous montrons que les sciences peuvent être poétiques et qu’elles éveillent autant une sensibilité artistique qu’une sensibilité scientifique, ça peut toucher une partie de la population qui ne serait pas venue instinctivement voir nos vidéos. Nous sortons volontairement du prisme des équations et des cours très scolaires tels qu’ils peuvent être enseignés au lycée.  

 

STS : Est-ce que vous pensez que vos vidéos sont utilisées comme support pédagogique par certains profs ?  

MK : Moi je les utilise ! Je donne un cours qui s’appelle “Physique pour tous” à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) et c’est presque un cours de vulgarisation scientifique. Je projette des bouts de nos vidéos, pas que pour illustrer certaines notions mais aussi pour compléter le cours.

STS : Qu’est ce que vous connaissez des publics qui regardent vos vidéos ? Vous avez des retours, des échanges ?  

MK : Nous avons Google Analytics !  (rires)  

GD : Et nous avons repéré que ce sont surtout des personnes entre 25 et 35 ans qui nous regardent.

MK : Je pense qu’en voulant échapper aux scientifiques qui se parlent à eux-mêmes en termes de sphère sociale “sciences”, nous nous retrouvons quand même à parler sciences  à la même  sphère sociale “âge”.

STS : Vous étiez-vous fixé des objectifs en termes de fréquentation au démarrage du projet ou cela s’est-il fait au fur et à mesure ?  

GD : Sur YouTube, il y a pas mal d’exemples de vidéos qui sont absolument formidables, mais qui restent un peu dans leur coin avec un nombre de vues trop faible par rapport à leur qualité. Ça peut être parce que la diffusion des vidéos n’était pas forcément un aspect qui intéressait beaucoup les vidéastes, ou bien parce qu’ils n’avaient pas trop réfléchi à comment l’optimiser. En ce qui nous concerne, on a pas mal cogité pour éviter de tomber là-dedans, sachant qu’on était juste des étudiants inconnus en début de thèse. Le projet a mis un an à se préparer : construction du studio, achat du matériel, définition de nos formats et premières vidéos. Nous avons lancé officiellement la chaîne en 2016 lors d’une soirée à l’ESPGG.

Nous avons produit des cartes postales issues de nos images et nous les avons envoyées aux personnes que nous connaissions et qui sont actives dans le monde de la vulgarisation. Plus d’une centaine de cartes postales envoyées ! Et honnêtement cela fonctionne beaucoup mieux qu’un mail !

les fameuses cartes postales ! (c) ConnecTionS

QM : La soirée de lancement a été un succès. J’étais vraiment agréablement surpris du monde qui s’est déplacé pour découvrir le projet.

GD : Nous avions même envoyé une carte à Mathieu Vidard qui nous a ensuite proposé de passer dans son émission, “La tête au carré”. Pour nous c’était une superstar et nous ne pensions pas du tout qu’il répondrait. Nous sommes très contents d’avoir fait des vues de l’ordre de 4 chiffres. 10 000 vues c’est un cap difficile à atteindre sur YouTube. J’ai pour habitude de dire qu’en médiation on a, soit le “face public” où on parle directement avec les gens et on connecte très fort par des animations, mais on touche un petit nombre de personnes, soit on diffuse en masse. On touche 20 à 30 000 personnes sur une vidéo parlant de la tension de surface et on est super contents aussi.  

STS : Et alors la suite ?  

QM : Nous arrivons tous les trois en fin de thèse … Guillaume soutient en octobre prochain. En plus il y aura de gros travaux à l’ESPCI et notre studio est dans le premier bâtiment qui sera détruit.

GD : Nous avons une dizaine de vidéos tournées mais pas encore montées dans les cartons. Avec notre rythme de parution, 10 vidéos, ça fait que nous en avons encore jusqu’en 2020 de diffusion ! Nous avons des choses vraiment très chouettes en attente comme une vidéo sur la danse des films de savon avec le laboratoire Matière et Systèmes Complexes à Paris Diderot. Mais aussi plein de sujets qui vont nous faire voir autre chose que de la physique des liquides : la luminescence, la géophysique, les techniques d’imagerie…

QM : Et puis, nous aurons encore quelques gouttes !

GD : Le nom de notre chaîne n’a pas été choisi au hasard : c’est un projet, pas un club (comme ceux qu’on trouve en école d’ingénieurs). Dans notre esprit, elle a donc un début et une fin. Cependant, nous serions ravis de trouver des repreneurs, même si on n’a pas pu en rechercher activement : la réalisation des vidéos en parallèle de nos thèses faisait déjà craquer nos emplois du temps… ! Nous avons envie de finir en beauté et de voguer vers d’autres horizons.  

MK : En fait, c’est le pire timing possible parce qu’à peu près toutes les personnes impliquées dans le projet vont changer de cap au même moment. Il n’est pas impossible que dans 5 ans nous reprenions le projet si nous sommes disponibles et que nous proposions quelque chose de nouveau. Mais nous n’avons aucune visibilité pour le moment.

STS : L’ESPCI ne souhaite pas continuer ce projet et en faire un outil de vulgarisation produit par l’école ? 

GD : Nous avons réussi à leur démontrer que communiquer sur YouTube, ça permettait de toucher un public qu’ils n’atteignaient pas forcément avec les outils de la communication institutionnelle traditionnelle, comme les articles sur le web ou les communiqués de presse.

Le MIT a sa propre chaîne, l’université de Nottingham a sa chaîne Periodic Videos, le CNRS s’est lancé récemment avec “Zeste de Science” (et Léa Bello, qui participe aussi au projet Lutétium). C’est dans l’air du temps et cela vaut vraiment le coup de s’y intéresser.

MK : J’ai l’impression quand même que le message a été entendu. Ce n’est pas du tout sur le même sujet, mais l’ESPCI a lancé une Web-série sur YouTube.

 STS : Et pour vous, dans vos prochaines carrières scientifiques, comment vous imaginez intégrer cette part de vulgarisation et de médiation que vous avez développée avec le projet Lutétium ?  

QM : En tant que chercheur, cela fait partie de nos missions de faire de la vulgarisation scientifique. Il me semble que c’est assez mal valorisé mais je serai content de continuer à en faire.  

MK : De façon très concrète, je trouve que cela aide beaucoup d’avoir déjà communiqué et réfléchi à la manière de transmettre la science de manière agréable. Je fais de la théorie, avec plein de calculs, mais j’essaie de montrer le moins d’équations possibles.

GD : Je ne sais pas si je me sens à la hauteur pour être juste chercheur. C’est un milieu très compétitif.

Et j’aimerais bien que la vulgarisation reste une composante importante de mon métier pour continuer à faire ce lien entre la recherche actuelle, ce qui se fait dans les labos, et les publics. La prochaine étape c’est le post-doc et je pense que je vais essayer de candidater dans un groupe qui soit ouvert à la vulgarisation.

STS : Un mot de la fin ?  

MK : Si avez aimé cette vidéo et que vous avez quelque chose à dire dessus ou son contenu, vous pouvez laisser un commentaire (Rires).

GD : C’est exactement la phrase de conclusion sur laquelle on bute toujours. Nous nous sommes fixés comme objectif de ne pas dire “Abonnez-vous” et nous ne commençons jamais une vidéo en disant “Salut à tous !” face caméra parce que nous ne sommes pas des acteurs, que ce n’est pas naturel pour nous, ce n’est pas notre métier.

 

L’équipe ConnecTionS en pleine action – (c) Projet Lutétium

Voilà pour cette nouvelle rencontre autour des pratiques de la médiation et de la vulgarisation des sciences. Nous remercions évidemment les trois interviewés qui nous ont reçus avec beaucoup de bonne humeur et de passion, nous ont fait découvrir les méandres de l’ESPCI et leur studio et aussi l’ESPGG qui nous a accueillis pour une visite inopinée !

 

 

Vous l’aurez compris :

  • le projet Lutétium continue avec quelques vidéos en préparation … A suivre donc sur leur chaîne !

  • si vous voulez vous faire inviter à La Tête au Carré, il vous faudra envoyer une carte postale à Mathieu Vidard.

  • les jeunes chercheurs ont envie de pratiquer la vulgarisation et de l’intégrer à leur parcours de recherche, c’est une force !

  • Vous pouvez dire adieu au joli studio …

Studio Projet Lutétium ESPCI 2018 –  (c) ConnecTionS

 

A bientôt pour une prochaine rencontre dédiée aux acteurs et actrices de médiation scientifique.