Contribution proposée par Vera dans le cadre du dossier thématique “Sexe, genre et médiation scientifique”
Mais pourquoi l’intérêt populaire autour des sorcières, de leur histoire à leurs nouvelles formes contemporaines, est-il aussi présent actuellement dans les médias, les œuvres de fiction ou encore dans les publications scientifiques ? Quels liens pouvons-nous donner à voir entre cette actualité et la médiation des sciences ?
INTRODUCTION EN TROIS LIVRES
- En 2004, l’historienne et chercheuse Silvia Federici publie son livre “Caliban et la sorcière” . Il mettra dix ans à trouver une traduction en France aux éditions Entremonde. Dans son œuvre, elle décrypte la dégradation de la vie des femmes à la fois dans la sphère du travail, dans le monde des sciences et dans la vie en société en général, à travers les siècles. Selon ses recherches, cette dégradation s’accentue entre le 15ème et le 18ème siècle, période durant laquelle l’Europe connaît une véritable chasse aux sorcières. À travers son ouvrage, Silvia Federici met en parallèle cette dégradation de la condition féminine avec la naissance de l’État moderne et plus particulièrement du capitalisme.
- En 2007, Armelle Le Bras-Chopard, politologue spécialiste de philosophie politique et des questions d’égalité femmes-hommes, sort un essai aux éditions Plon “Les Putains du Diable – Le procès en sorcellerie des femmes”. Elle y développe la thèse d’une chasse aux sorcières politique qui fera disparaître les femmes de l’espace public et surtout mettra en place un système de domination masculine dans les lois et les valeurs de l’État moderne.
- En 2018, Mona Chollet, journaliste au Monde Diplomatique, publie aux Éditions La Découverte “Sorcières, la puissance invaincue des femmes”. Son ouvrage revient sur cette période noire qu’a été la chasse aux sorcières et décrit la fabrication d’un nouveau monde. Asservies, infériorisées, contrôlées juridiquement, les femmes sont réduites à une domination par le masculin dans l’ensemble de la société : travail, vie familiale, études et production de savoirs.
LES ÉTUDES DE GENRE À L’ŒUVRE
En plus de s’intéresser à la même période, ils abordent tous trois une thèse similaire : la construction de la domination des femmes par une société masculine est une action politique volontaire et dont les chasses aux sorcières furent les bras armés. Cette domination est globale et est légitimée, c’est à dire encadrée juridiquement et religieusement.
Ces trois ouvrages font partie de ce que nous appelons les études de genre et de cette volonté de proposer une nouvelle cartographie de l’histoire des femmes. La force de ces trois livres est de donner à voir une autre approche de l’histoire globale sous le prisme du genre (rappel : genre = construction sociale attribuée aux femmes et aux hommes) et de prendre en compte des contextes et des points de vue qui dénoncent les savoirs jusqu’alors admis et transmis.
Un autre élément abordé dans ces trois supports, capital lorsqu’il s’agit des Sciences et Technologies en Société, est celui de la construction des savoirs. Nous sommes invité·e·s à reconsidérer les identités qui ont façonné nos connaissances, à interroger les interactions sociales dans la mise en place des savoirs scientifiques et à étudier l’organisation des sciences et techniques au sein de la société.
La production scientifique entre le 15ème et le 18ème siècle a souvent été qualifiée d’intense et de révolutionnaire. Dans les Science Studies, il est même considéré que notre représentation du monde a basculé durant cette période et que la science a apporté de nouvelles clés de lecture aux mécanismes qui nous entourent. Le philosophe des sciences et historien Thomas Kuhn parle par exemple de “révolutions scientifiques” et de “changements de paradigmes” issus de changements brutaux des concepts et théories scientifiques en place (l’exemple de la révolution copernicienne est assez parlante dans ces cas là !).
Pourtant, ce que démontre ces trois livres est plutôt un développement irrégulier des sciences durant cette période. Et les savoirs scientifiques, qui s’inscrivent dans des rapports sociaux en mutation, se voient évoluer en s’amputant et en écartant les femmes de leur pratiques et transmissions. Les femmes ne participent (plus) pas à la construction de ce nouveau monde.
L’EXEMPLE DE LA MEDECINE COMME CONSTRUCTION SOCIALE DES CONNAISSANCES
C’est avec un quatrième livre que s’illustre plus clairement cette thèse : “Sorcières, sages-femmes et infirmières. Une histoire des femmes soignantes” de Barbara Ehrenreich et Deirdre English – éditions Cambourakis – 2015 (première parution en 1970). Ce pamphlet, assez court et très facile d’accès, propose une relecture des rapports de pouvoir sur les femmes, et plus particulièrement les femmes pratiquant la médecine sous différentes formes. Le livre pose comme postulat de départ une médecine des années 70 aux Etats-Unis majoritairement masculine et dominée par une classe sociale bourgeoise et capitaliste.
Comment les femmes en ont-elles été écartées ? Par une association de celles-ci à des pratiques douteuses de sorcellerie. Il se développe entre le 14ème et le 17ème siècle une attaque des savoirs portés par les guérisseuses, les accoucheuses, les herboristes des villages. Et en parallèle, se construit la fonction de médecin issus d’un nouvel enseignement théorique universitaire dont l’approche du corps est emprunt de mysticisme. Peut-on alors vraiment parler de sciences modernes alors que la “théorie des quatre humeurs” reste la base de la médecine !
La théorie des quatre humeurs expliquée :
Au 17ème siècle, se pratique la théorie des “quatre humeurs” : le sang, la lymphe, la bile jaune et la bile noire. La santé des femmes et des hommes reposerait sur un équilibre entre ces quatres liquides. Les “Sautes d’humeur” menacent la santé et pour les soigner, les médecins pratiquent des saignées (écoulement du sang), des lavements ou des régimes particuliers. Il va de soi que la santé du ou de la malade risque de se dégrader avec ces pratiques !
Le livre de Barbara Ehrenreich et Deirdre English soutient que la professionnalisation des métiers de médecins, de sage-femmes et d’infirmières est en réalité la construction d’un élitisme sexiste et exclusif de la médecine dont les femmes sont les grandes perdantes.
Tentons de répondre à la question posée en introduction de l’article : Mais pourquoi l’intérêt populaire autour des sorcières, de leur histoire à leurs nouvelles formes contemporaines, est-il aussi présent actuellement dans les médias, les œuvres de fiction ou encore dans les publications scientifiques récentes ?
ÊTRE SORCIÈRES AUJOURD’HUI
Depuis les années 1970, les études de genre permettent de changer notre regard sur l’histoire. Elles appréhendent les rapports de domination (de genre mais aussi de race et de classe) pour nous donner à voir des inégalités autant dans les dynamiques sociales que dans les productions des savoirs scientifiques. En remettant sur le devant de la scène médiatique, littéraire ou scientifique, la figure de la sorcière et les bûchers ardents, c’est avant tout des combats contemporains dont il est question. L’histoire d’un pouvoir s’écrit aussi avec l’histoire de ses luttes. Celles que nous nommons les sorcières modernes accompagnent les luttes féministes et incarnent la mémoire des luttes passées.
Se revendiquer sorcière aujourd’hui peut être interprété comme une véritable démarche politique, comme une volonté d’affirmation des femmes à sortir du modèle patriarcal, une affirmation du lien entre les femmes d’hier et celles d’aujourd’hui et aussi du lien entre la féminité et la nature, bien commun à protéger.
Jeter des sorts aux hommes politiques, faire des incantations au clair de lune ou encore prendre des bains astraux (???) peut sembler assez folklorique certes. Engagées, ces sorcières du 21ème siècle n’en sont pas moins les voix des luttes féministes ET politiques en cours. Pour exemple, la dernière manifestation du Witch Bloc Paname du dimanche 20 janvier 2019 pour défendre le droit à l’avortement et soutenir la proposition de loi proposant de supprimer la clause de conscience des médecins spécifique à l’IVG.
POUR ALLER PLUS LOIN :
- Mona Chollet, Sorcières, Zones, 2018
- Maryse Condé, “Moi Tituba, sorcière”, Gallimard, 1986
- Camille Ducellier, “Petit guide du féminisme divinatoire”, Cambourakis, 2011
- Barbara Ehrenreich et Deirdre English, “Sorcières, sages-femmes et infirmières. Une histoire des femmes soignantes”, Cambourakis, 1981
- Jeanne Favret-Saada, “Les mots, la mort, les sorts”, Gallimard, 1977
- Silvia Federici , “Caliban et la sorcière”, Entremonde, 2014
- Bell hooks, “Ne suis-je pas une femme ?”, Cambourakis, 1981
- Armelle Le Bras-Chopard, “Les Putains du Diable – Le procès en sorcellerie des femmes”, Plon, 2007
- Marie Ndiaye, La sorcière, Minuit, 1996
- “Penser l’Anthropocène” sous la direction de Rémi Beau et Catherine Larrère, éditions Presses de Sciences Po (2018) – chapitre 7 « Tremblez, tremblez, les sorcières sont de retour ! » d’Émilie Hache
- revoir le film “Les sorcières d’Eastwick” de George Miller (1987)