[MÉDIATION SCIENTIFIQUE] Le théâtre comme outil d’apprentissage


Le lundi 28 mai dernier, la représentation de la pièce de théâtre expérimentale “ça va faire mâle !” clôturait des mois de réflexions et d’explorations sur la thématique du genre à travers les stéréotypes pour de nombreux·ses étudiant.e.s du parcours “Médiation culturelle des sciences en société” du Conservatoire National des Arts & Métiers.

Le théâtre est  un outil de médiation des sciences  souvent utilisé et nous en parlions déjà lors d’OBJECTIF MÉDIATION 2017 . Cette nouvelle expérimentation sous forme de scène de “Science-Friction” est l’occasion de revenir sur les objectifs à la fois pédagogiques pour les étudiant.e.s, mais  aussi relationnels avec les publics.

 

Questions croisées à Michel Letté, Maître de conférences en histoire des techniques et de l’environnement (laboratoire H2TS – Cnam), initiateur du projet et Romain Galmiche, participant et comédien-amateur d’un soir.

 

Sème Ta Science  : pourquoi utiliser le théâtre dans une formation de médiation des sciences ?

Michel Letté : La médiation des sciences mobilise beaucoup de supports textuels, graphiques et audiovisuels. Elle implique cependant de plus en plus un échange plus direct avec les publics auxquels elle s’adresse, notamment sous la forme de l’animation de débats sociétaux. Le/la médiateur∙rice est alors en situation de devoir tenir une scène informelle, avec ses codes tacites et ses rôles distribués.  Afin d’acquérir la confiance nécessaire à la conduite de l’exercice, la formation par le théâtre est une évidence. Elle permet de sortir de sa zone de confort et d’explorer d’autres formes d’exposition de soi. Elle éprouve les capacités très différentes de chacun∙e à se mettre soi-même en scène afin d’obtenir un consentement au dialogue.

 

Se former à la médiation c’est, ne l’oublions pas, acquérir les compétences utiles au maniement de la parole avec les publics et les expert∙e∙s. Il n’y a pas d’exercice plus complet que la pratique théâtrale pour puiser dans ses ressources personnelles et révéler son potentiel. Et il y en a pour tout le monde : concevoir, créer, écrire, coordonner, débattre, jouer sans se prendre trop au sérieux, et bien sûr s’amuser, se faire plaisir, car c’est encore le meilleur moyen de réussir ses actions de médiation des sciences.

 

STS : Pourquoi s’être porté volontaire dans cette aventure théâtrale  en lien avec ta formation? 

Romain Galmiche : J’ai assisté à “Transhumain toi même” et cela a réveillé de vieux souvenirs d’adolescence, lorsque le théâtre était ma bouffée d’air frais. Je suis venu par curiosité, et suis resté par amitié, par goût du jeu aussi. Sans oublier mon esprit de contradiction qui constitue une de mes faiblesses et a trouvé à s’exercer à profusion lors des discussions préparatoires au projet.

 

STS :  Michel, quels objectifs pédagogiques t’es-tu fixés dans le cadre de cette activité ? 

ML : La dimension « développement personnel » est importante dans le choix d’utiliser le théâtre dans une formation de médiation des sciences. Elle contient tout le spectre des compétences que l’on se doit d’acquérir pour ce type d’activité professionnelle. Elle engage non seulement le discours scientifique mais aussi le corps de celles et ceux qui s’en font les porte-paroles. La ressource principale de la médiation reste le/la médiateur∙rice. C’est donc lui ou elle qui doit acquérir la confiance nécessaire à l’exercice de ses fonctions dans les meilleures conditions. Un des autres principaux objectifs pédagogiques est de travailler la bienveillance et l’écoute de ses partenaires, commanditaires et bien sûr des publics auxquels on s’adresse. Ce qui suppose à la fois une grande confiance en soi et une profonde modestie face à l’immensité des savoirs en jeu dans la médiation des sciences. Peu importe le sujet ou le type de travail mis en œuvre.

Jouer une courte saynète ou participer d’une façon ou d’une autre à la création d’une pièce de théâtre est le meilleur moyen de s’éprouver soi-même, d’explorer ses forces et faiblesses, et ainsi acquérir pour soi-même la confiance nécessaire. Par ailleurs, la réalisation d’un dispositif de médiation par le théâtre permet d’atteindre cette autre ambition de la formation, celle d’acquérir de façon autonome des contenus de savoirs afin de répondre aux attentes du projet, d’engager son enquête en se documentant tout en précisant ses propres interrogations sur le sujet. 

 

STS :  pourquoi avoir sélectionné le thème du genre pour cette nouvelle initiative ?

ML : Tous les rapports officiels sur les impératifs de la diffusion de la culture scientifique et technique insistent sur la nécessité de s’adresser prioritairement aux jeunes femmes. Cette injonction permanente contenue dans les politiques publiques en matière d’éducation populaire s’interroge. Elle suppose des justifications sous-jacentes que les acteur∙rice∙s de la médiation se doivent de discuter. Choisir cette année la question des liens entre production de savoirs sur ce qu’est le masculin et le féminin et les rapports sociaux selon le sexe est une invitation à prendre concrètement à bras le corps ces questions auxquelles nous sommes tou∙te∙s confrontées dans nos métiers. Par ailleurs, la question du genre est devenue incontournable ces dernières années dans l’espace social et le restera sans doute encore pour un temps. La recherche scientifique comme les pratiques techniques sont traversées de part en part par les questions de genre. La médiation ne peut plus l’ignorer. Enfin, le genre comme bien d’autres sujets, est au carrefour des STS (Sciences et Techniques en Société), mobilisant tous les questionnements imaginables sur les liens entre nature et culture.

 

STS : Romain, as-tu  éprouvé des appréhensions sur la thématique du genre ?

RG : Bizarrement, j’avais assez peu de réticences idéologiques, même si mes idées sur le sujet étaient loin d’être les mêmes que celles du groupe (à supposer d’ailleurs qu’un consensus interne sur ces questions ait pu exister, ce dont je suis loin d’être certain…). En revanche, j’avais beaucoup d’appréhensions théâtrales : la transsexualité ou l’hermaphrodisme sont peut-être des enjeux de société fascinants, d’un point de vue dramatique, dans la réalité cela concerne peu de personnes. Et puis si vous vous contentez d’un personnage qui brame son identité devant le parterre, il y a de bonne chance que la réaction du spectateur soit “Et alors ? On s’en fout”.

 

Pour construire un spectacle qui tienne la route, et installer, non pas des types abstraits, mais des personnages avec leur caractère et leurs motivations propres, il a été beaucoup plus fécond d’aller piocher dans le quotidien, vécu familial ou universitaire, souvenirs de salles de sport, etc. Rien de spectaculaire, mais c’est le petit fait vrai qui souvent fait rire et réfléchir en même temps. 

 

STS : un format théâtral participatif avec le public est une prise de risque sur des questions sciences / société.  Michel, comment se préparer à cette expérimentation ?

ML : C’est une expérimentation en effet. On part avec des idées préconçues, des savoirs plus ou moins robustes, des ambitions qui peuvent s’avérer être au final de petites prétentions, des envies de projets plus ou moins réalistes, des volontés personnelles et collectives, et plein d’autres choses que l’on éprouve avec les contraintes de la réalisation.

L’une des originalités de l’approche est l’intention de départ d’élaborer des dispositifs dits participatifs. Cette participation directe des publics concernés est une autre  idée des injonctions courantes faites aux médiateur∙rice∙s des sciences. Elle interroge tout autant que celle de devoir cibler prioritairement les jeunes femmes.

Jusqu’à présent, la dimension participation a surtout concerné l’environnement immédiat de la formation, et moins les publics auxquels on tente de s’adresser. Cette quête est cependant engagée, non seulement au travers des expériences que l’on tente à l’occasion de chacune des étapes de réalisation, mais aussi en confrontant les approches d’autres médiateur∙rice∙s, d’autres institutions ou collègues lors d’un séminaire de confrontations des expériences.

 

STS : Romain, comment s’est déroulée cette expérimentation à la “science-friction” ? 

RG : J’ai envie de répondre en citant Clausewitz sur le concept de friction justement !

« La friction est le seul concept qui corresponde en gros à la différence entre guerre réelle et guerre sur le papier… A la différence de la mécanique, cette épouvantable friction n’est pas concentrée en quelques points, mais, au contraire, est partout en contact avec le hasard »

Blague à part, j’ai été frappé de voir comment le projet a pu piétiner, rester dans d’hypothétiques limbes, puis avancer par grands à coups une fois qu’un petit noyau dur, une troupe, s’est serrée les coudes. Au-delà de nos différences, très réelles, qui pouvaient faire basculer le spectacle soit dans le vau-de-ville soit dans la médiation scientifique pure et dure, nous avions tous la volonté d’éviter le prêchi-prêcha et le ton didactique.

 

STS : Est-ce que tu penses qu’il s’agit d’un bon support pour transmettre des messages ou des connaissances scientifiques ?

RG : Je ne pense pas que ce soit l’objet. Le discours scientifique passe mal au théâtre parce que justement il devient l’inverse d’un discours scientifique : un sermon, une péroraison creuse. En revanche le spectacle de la science, de la technique en train de se faire, a quelque chose de fascinant et d’éminemment théâtral. Le théâtre est le bon endroit pour mettre en évidence le rapport que nos sociétés entretiennent avec la techno-science, car celle-ci est dès le départ, et peut-être avant tout, un spectacle. Un spectacle instructif, merveilleux, sibyllin, édifiant, tout ce qu’on voudra, mais d’abord un spectacle.

 

STS : quel bilan pédagogique retirez-vous de cette expérience ?

RG : Je crois que la tentation a été grande de construire d’abord le volet médiation, puis une fois celui-ci mis en place, penser aux enjeux dramatiques. En fait cette démarche s’est avérée frustrante et génératrice de “frictions”… Il a été  beaucoup plus facile et plus gratifiant de laisser vagabonder son imagination et son humour et, une fois le cadre dramatique posé, de réfléchir à comment exploiter ce dispositif en termes de médiation scientifique.

ML : La première expérience sur le thème du transhumanisme était relativement classique en termes d’approche : conception, écriture, publication, mise en scène, représentation. La participation s’est limitée à la tenue d’un débat avec les publics en fin de parcours. Un succès indéniablement néanmoins. Celles et ceux qui se sont engagé∙e∙s doivent être interrogé∙e∙s mais certain∙e∙s ont été à l’évidence transformé.e.s par l’expérience. Ça je l’ai très nettement observé. La deuxième expérimentation sur le genre était, elle, bien plus ambitieuse et donc plus risquée. Elle consistait à assumer le foisonnement des initiatives et l’ouverture la plus large possible, mobilisant tout le monde, toute l’année, tous les outils de contribution dans des cadres d’autonomie et de contraintes très et parfois trop variables. La conviction était que de cette richesse des modes de production devait bien permettre d’agréger les volontés enthousiastes et aboutir à une belle proposition. Ce qui fut le cas. Les limites des avantages du foisonnement permanent ont cependant aussi laissé place à bien des inconvénients. Le bilan reste toutefois de mon point de vue très positif et riche d’enseignement.

Je sors de cette expérience plus que jamais convaincu de la pertinence de développer le principe des scènes de “science-friction” au travers de nouveaux questionnements de type STS. Pour la suite, il va falloir disposer de cadres plus resserrés d’intervention pédagogique : un cours dédié avec un affichage clair des objectifs de formation. Ce qui est en cours de négociation avec le Cnam.

 

Nous remercions chaleureusement nos deux interviewés pour le partage de leurs expériences. 

 

L’expérimentation par le théâtre d’une thématique scientifique semble être une approche  pour la pratique de la médiation intéressante.

Elle nécessite toutefois un large approfondissement du thème, de ses controverses et des représentations qu’il suscite dans la société. Il s’agit aussi d’un temps long pour les élèves, futur·e·s médiateur·trice·s des sciences, et pour l’équipe pédagogique investie.

N’hésitez pas à partager vous aussi vos expérimentations de médiation scientifique via le théâtre !